L’art baroque alpin
Un art total
Il commence par un tableau, s’étend aux statues avant de recouvrir murs, voûtes ou dômes. Il passe par les costumes, les parfums, la musique, le théâtre, puis pose sur la chaire ses anges en équilibre… Et une fois en haut du clocher, il se dévoile encore sur la façade d’un édifice civil, s’insinue dans un palais privé, puis se répand dans toute la ville, et poursuit sa route sur tout le territoire… C’est l’art baroque ! Et quand vous l’aurez touché du doigt, il vous poursuivra partout.
SIGNES EXTERIEURS DE GRANDEUR
Dans les domaines architectural comme décoratif, la culture baroque a pu développer de spectaculaires avancées. Reprenant à leur compte les enseignements de la Renaissance, les architectes des siècles baroques vont associer aux styles précédents, et au classicisme français, des interprétations beaucoup plus libres et innovantes, répondant aux nouveaux canons de beauté promus pour incarner le renouveau issu du Concile de Trente.
SIGNES EXTERIEURS DE GRANDEUR
Plan basilical, tel celui de l’Eglise Saint-Michel de Sospel (vers 1640) ou plan centré, façon église Sancta-Maria-in-Albis de Breil-sur-Roya (vers 1665), la base est posée. Inspirée par la vocation du bâtiment, l’inventivité peut se libérer : de la croix grecque à la croix latine pourvue d’un transept, du plan ovale au plan carré surmonté d’une coupole circulaire… Tout est permis.
Les mêmes codes s’appliquent aux châteaux et palais. Avec, en droite ligne d’une civilisation de plus en plus mondaine, des salons en enfilade, de vastes galeries, des salles de bal et des chambres d’apparat, cohabitant avec des appartements plus intimes.
En Pays de Savoie, la sobriété des extérieurs fait que les églises, aux façades soumises aux rudes conditions climatiques montagnardes, se fondraient presque dans la masse des grandes bâtisses environnantes si la stature et la flèche de leur clocher ne les singularisaient… laissant ainsi à peine imaginer la richesse de leurs décors intérieurs.
SIGNES INTÉRIEURS DE RICHESSE
Riches, les décors et ornements baroques le sont par leurs styles, leurs formes, leurs matières et leurs couleurs ou leurs dorures. Mais pas que. Derrière cette exubérance parfois à la limite de l’extravagance, ils sont aussi, surtout et avant tout, riches de sens, de symboles et de messages. Approchez…
SIGNES INTÉRIEURS DE RICHESSE
En vous penchant sur le sujet, vous verrez dans la superposition de décors et d’ornements des édifices de cultes des compositions instructives, voire pédagogiques, sensées éclairer les fidèles sur les points de doctrine. Ailleurs, dans les palais privés, la même profusion de décors est là pour éblouir et montrer le pouvoir de leur commanditaire…
Tout cela de façon parfaitement ordonnée, savamment construite, avec dans les grands édifices religieux, de bas en haut, les hommes d’église, puis les saints, puis les anges entourant les évangélistes ou la Vierge, comme autant d’intercesseurs entre vous et Dieu pour guider et accompagner votre élévation vers la voûte peinte et réhaussée de dorure. Vous y êtes ? Suivez la flèche et vous atteindrez le paradis !
L’ART DE LA MISE EN SCÈNE
Dans certains cas, le côté théâtral de l’art baroque va trouver dans l’urbanisme un moyen de s’exprimer pleinement, par la mise en scène et en perspective d’édifices, venant servir une configuration globale et un ordre établi. Dans les vallées alpines, ce sont plus souvent les décors intérieurs des édifices de culte qui formeront le théâtre de vos découvertes !
À Turin, l’architecte Juvarra créé une perspective visuelle de plusieurs kilomètres en alignant exactement le château de Rivoli, résidence de la Cour, le Palais royal, lieu du pouvoir politique, et la basilique de Superga, nécropole dynastique. Plus modestement, Spinell reprend en 1773, pour la place Victor de Nice (aujourd’hui place Garibaldi), la formule des portiques présente aussi à Sospel.
Sur les territoires des Escapades baroques, la disposition des ensembles d’églises et de chapelles de pénitents des vallées des Alpes Maritimes témoigne à sa manière de cet art de la mise en scène.
L’art baroque ne serait pas total si ce goût prononcé pour la théâtralisation ne s’exprimait pas aussi à l’intérieur.
Dans les églises et chapelles, vous le retrouverez dans certains éléments de décor tels les amples rideaux peints à la détrempe sur le mur du chevet. Ces authentiques trompe l’œil viennent parfois suppléer à la disparation de véritables tissus brodés, comme ceux que l’on peut toujours admirer dans les édifices de la vallée de la Roya.
La théâtralité de la gestuelle n’est pas en reste. Appliquée aux statues comme aux personnages des images peintes, elle donne toujours aux saints et autres icônes religieuses une posture du plus bel effet. Aux frontières du réel, on croirait presque les voir bouger…
N’OUBLIEZ PAS LE GUIDE
Si aujourd’hui, vous êtes libre d’aller et venir comme bon vous semble dans chaque église, ce ne fut pas toujours le cas. Une place pour tous, mais chacun à sa place…
N’OUBLIEZ PAS LE GUIDE
Ainsi étaient les règles du cérémonial dans les vallées alpines, avec l’accès à l’église d’un côté ou de l’autre en fonction du quartier d’origine du paroissien, comme de sa place bien définie dans un des collatéraux, à l’avant ou à l’arrière de la grande nef… La tribune, oubliez ! Sauf si vous faites partie des membres de la confrérie du Saint-Sacrement.
Ainsi en était-il aussi à la table des grands où l’étiquette règle strictement le rôle et la place de chacun, mais également dans la vie de tous les jours, et tout particulièrement lors des fêtes.
DÉCRYPTAGE
Derrière le décor et les acteurs sur scène, vous n’imaginez pas la débauche d’énergie et de moyens nécessaires pour faire de l’opéra baroque un spectacle total et abouti , interpellant tous les sens…
Conformément au cérémonial baroque, tout doit concourir à augmenter la séduction : la musique (chant choral, orgue, orchestre), le parfum (cierges, encens, fleurs), le costume (ornements sacerdotaux, tenue des Suisses, vêtements populaires des jours de fête comme vêtements des notables…), l’art oratoire (déclamation, homélie, prône). Autant de domaines justifiant la mobilisation d’un incroyable corps de professionnels. Des architectes aux ingénieurs, des peintres aux sculpteurs, sans oublier les urbanistes, jardiniers et hydrauliciens, compositeurs, musiciens, orateurs, narrateurs, auteurs et acteurs de théâtre, ou encore ébénistes et tapissiers… Tous de grands talents et triés sur le volet, pour offrir au souverain et à sa cour un spectacle à la hauteur. Une distribution à faire pâlir d’envie toutes les productions contemporaines à grand spectacle.
On pourrait croire que ce genre de manifestations ne concernait que les couches supérieures d’une société profondément inégalitaire. Il n’en est rien. Ce qui émerveille les grands ne peut qu’émerveiller les petits, et les chroniques paroissiales témoignent d’une adhésion sans équivoque aux cérémonies officielles, dont l’annonce et le programme sont relayés par le dense réseau d’information que constitue le clergé.
Avec un faste évidemment plus mesuré les villageois s’associent aux notables locaux dans des célébrations dont la dimension festive est très appuyée. Bals, festins, joutes diverses ponctuent ces journées chômées à l’occasion desquelles sont volontiers érigées des architectures éphémères (arcs de triomphe, pseudo-temples). On procède aussi à des plantations d’arbres d’ornement dont la longévité espérée symbolise une prospérité que l’on affirme assurée.
Le message caché derrière tout cela : une foi certaine dans l’avenir, garanti par l’action éclairée du souverain et de ses conseillers.